La fin des mollahs ?
La guerre contre le régime théocratique et terroriste des mollahs est bonne et nécessaire, quoi qu’on pense du premier ministre israélien et de son gouvernement – et nous en pensons le pire.
Il y a un sens à ce que cette théocratie soit mise à bas par une armée juive. Peut-être aussi un encouragement, pour les Juifs, à triompher dans le futur de leur propres tentations obscurantistes.
Nul ne sait, à l’heure où j’écris ces lignes, si le régime des mollahs est à la veille de disparaître ou de se venger, de la plus effroyable des manières, du courageux État juif. Les deux ne s’excluant pas forcément.
L’on peut trouver contradictoire que le gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël, le plus à droite et le plus religieux, soit peut-être en train d’anéantir, sous nos yeux, la théocratie iranienne. La contradiction cesse d’en être une quand on comprend que ce gouvernement n’est pas responsable à lui seul du prodige militaire et stratégique en cours. Tout Israël est uni derrière son armée, comme le monde entier devrait d’ailleurs l’être – et nous assistons en fait aux conséquences d’années, de décennies de lutte acharnée et d’espionnage héroïque. Le principal mérite de Netanyahou, mais il n’est pas insignifiant, aura été son exceptionnelle hardiesse, peut-être décuplée par l’obligation dans laquelle il se trouve de se maintenir au pouvoir.
J’ai beaucoup écrit ces derniers temps au sujet de l’État juif, du judaïsme et des risques qu’aujourd’hui le premier faisait courir au second, à l’âme des Juifs, à la pérennité de leur mission. Je n’en démords pas, l’Israël rêvé de Ben Gvir et Smotrich serait un petit Iran, un Mollahstan plutôt, un Mollahstan « juif ». Seulement, cet Israël-là n’existe pas. Du moins n’existe-t-il pas encore – et nous ferons tout pour que jamais il ne vienne à exister. En Israël, les femmes sont libres, il y a une Gay Pride annuelle, et la critique de la religion s’exerce en toute liberté, dans la presse et la littérature, au cinéma et dans les universités. Celle du sionisme aussi d’ailleurs : de l’Université hébraïque de Jérusalem aux yeshivot ultra-orthodoxes, cette critique-là est fréquente et n’est pas prête de le cesser.
On me rétorquera qu’il y a beaucoup à dire sur les inégalités qui y prévalent, et que la liberté dont je parle, les Arabes n’en ont pas la même expérience. Un certain relativisme est ainsi monnaie courante dans les médias et sur les réseaux sociaux : comment opposer, disent-ils, une théocratie à une autre ? Certains, moins mal informés, affirment ne pas vouloir choisir entre une théocratie sanguinaire et une république ethnique sinon vraiment théocratique, responsable tout comme l’autre, peut-être plus directement qu’elle, de dizaines de milliers de morts à ses frontières. Or les injustices dont sont victimes les Arabes, citoyens d’Israël ou ressortissants palestiniens, sont indéniables ; il est aussi possible qu’au-delà des inévitables « dommages collatéraux » du conflit déclenché le 7 octobre 2023 par une organisation terroriste et sacrificielle, ceux de Gaza aient subi de véritables crimes de guerre. L’histoire jugera, en tenant compte aussi de ce que les journalistes font mine de ne pas voir : si cette guerre est déséquilibrée, vraiment sans pareille dans l’histoire, c’est d’abord par la faute du Hamas et de ses tunnels, non pas de l’armée de défense d’Israël. Il faut tout faire, en attendant, pour qu’elle prenne fin, que les otages soient libérés, les habitants de Gaza épargnés. Et je sais combien il est facile de dire cela en n’étant en rien stratège, en vivant loin de ce conflit, en n’ayant pas, moi, à défendre mon peuple par les armes ou à voir mes enfants le faire – et alors que la bande de Gaza a déjà été réduite à néant. Il demeure que rien de tout cela n’a quoi que ce soit à voir avec l’Iran khomeiniste et l’absolue terreur qu’il fait régner sur le monde.
Preuve en est qu’à gauche aussi l’on concède à Netanyahou la nécessité de la guerre contre les mollahs. Yaïr Golan, ce patriote, ce héros qui évoquait il y a quelques semaines de possibles crimes commis par son armée – essuyant depuis lors les menaces et insultes de tous les planqués du pays – déclarait vendredi sur Twitter : « Un peuple fort, une armée résolue, et des civils tenaces. C’est ainsi que nous avons toujours vaincu, ainsi qu’aujourd’hui encore nous vaincrons… L’armée de défense d’Israël saura accomplir sa mission ; et nous ferons mur derrière elle. » Naama Lazimi, jeune députée du même parti social-démocrate que Golan, a semblablement salué la qualité du renseignement et l’héroïsme des pilotes israéliens. Un exemple moins retentissant mais peut-être plus révélateur encore m’est venu d’un post publié sur Facebook par Ram Cohen, un principal de lycée tel-avivite qui fut il y a une dizaine d’années la cible d’attaques de la droite pour avoir refusé de faire chanter à ses élèves Hatiqva, l’hymne national, ses paroles excluant implicitement les citoyens arabes. Cohen écrit : « Certes, nous avons le sentiment que Netanyahou joue avec nous, le sentiment que cette guerre n’est qu’un nouveau tour pour échapper à la justice, aux élections, pour faire oublier ses extorsions, pour éviter de se confronter aux otages, à sa femme, à tous ses soucis. Tout cela est vrai. Mais pour autant, cela ne nous rend pas quittes du devoir suivant : reconnaître qu’ici prend forme une occasion comme on n’en rencontre qu’une en quarante ans, à savoir d’extirper de nos vies une menace véritable et concrète. L’attaque contre l’Iran est justifiée au-delà de toute mesure… Oui, Netanyahou a été la source de bien des maux : division sociale, germes de destruction, mensonges. Durant la dernière décennie, il ne nous a apporté que saleté. Ses idées, les hommes dont il s’est entouré, les politiciens qu’il a promus au plus haut rang de l’État : saleté et corruption. Mais aujourd’hui, nous ne devons pas confondre la répulsion qu’il nous inspire et la chance unique d’ôter de nos vies une menace vitale et qui a nom Iran… Il n’y a pas de lien entre l’Iran et l’occupation. Les Palestiniens aussi ont souffert à cause du régime des mollahs… »
Pourquoi cette crainte de ne point voir une telle occasion se présenter à nouveau avant quarante ans ou plus ? C’est qu’il est une chose dont les Israéliens commencent à prendre conscience : le soutien à leur pays s’est considérablement érodé, à raison d’ailleurs. Y compris aux États-Unis, où, dans une décennie ou deux, il pourrait s’être complètement effondré. Inexistant à gauche, il y est désormais nettement moins fort dans le camp libéral, centriste, qu’il ne l’était naguère ; la croissance d’une droite isolationniste et fanatiquement chrétienne n’est pas non plus « bonne pour les Juifs », comme le montre bien l’opposition d’un Tucker Carlson ou d’un Steve Bannon à toute intervention américaine en Iran. Quant aux libertariens, il est probable qu’ils se vendront au plus offrant : Musk entretient déjà avec la Russie et la Chine communiste des rapports aussi ambigus qu’inquiétants. Ainsi, soit l’Iran est en effet à quelques mois d’obtenir l’arme nucléaire, et alors une guerre immédiate était nécessaire ; soit c’est une question d’années mais Israël ne pouvait se permettre d’attendre de voir son principal allié changer d’humeur à son égard, comme c’est déjà le cas du reste du monde.
Que l’arrogance de Netanyahou et ses crimes aient contribué à cette menace-là n’est pas la moindre des ironies. Il reste que la plupart de ceux qui, des mois durant, ont manifesté contre le premier ministre – ceux qui se défient de sa stratégie à Gaza, ceux prêts à la dénoncer comme criminelle, et ceux aussi pour lesquels le fondement même du projet sioniste serait à interroger – pensent qu’il fallait attaquer les mollahs. Ils le pensent et ont raison. Il ne s’agit pas aujourd’hui de Netanyahou, qui sortirait d’ailleurs renforcé d’une opposition machinale et irréaliste : la réalité est plus forte, elle parle pour elle-même.
En Iran, le joug religieux n’est ni un fantasme ni quelque tentation lancinante comme c’est en effet le cas en Israël. Il ne s’agit pas d’une poignée de ministres qu’une prochaine élection peut priver de toute fonction significative, d’un mouvement certes en progression – et à ce titre effrayant – mais minoritaire encore, auxquels seuls l’égoïsme du très laïque premier ministre et l’absurde scrutin à la proportionnelle intégrale donnent d’exercer aujourd’hui l’influence démesurée qui est la leur : leur triomphe actuel est humiliant à n’en pas douter pour ceux qui tiennent au judaïsme, pour tous ceux qui chérissent les fruits de la renaissance nationale juive, mais il est tout de même provisoire, et l’on se battra pour qu’il le reste, il en est encore temps. En Iran, le joug théocratique n’est pas un rêve : il est l’écrasante réalité dont se meurent des millions d’Iraniennes et d’Iraniens – et cette réalité nous menace tous.
Car c’est à l’échelle du monde que Khomeini envisageait sa révolution islamique : en témoigne la barbarie que son régime a su exporter près de ses frontières, au Liban et en Syrie, en Israël et en Palestine, jusqu’au Yémen – et bien loin d’elles aussi, à Buenos Aires par exemple, en 1994 ; en témoigne également le décret visant Salman Rushdie partout où il se trouve, décret toujours en vigueur et qui faillit lui coûter la vie il y a trois ans.
« Vous retournerez à la nage vers vos ghettos », a twitté le commandement militaire iranien à l’adresse des Israéliens. Le nom du missile en chef de l’armée des mollahs, Khaybar, le dit d’une autre manière : Khaybar, c’est la bataille victorieuse de Mahomet contre les tribus juives d’Arabie en 628. Non, il ne s’agit pas de rendre justice aux Palestiniens : le khomeinisme n’a cure des libertés nationales ; et il ne s’agit pas non plus d’une quelconque utopie binationale ou multiculturelle. C’est un Orient uniforme, parfaitement soumis, un Orient d’esclaves qu’ils veulent – et sans Juifs. On sait du reste ce que l’islam politique pense vraiment du multiculturalisme, et comment il ne l’utilise qu’à seule fin d’imposer son propre monoculturalisme. La fabuleuse vitalité du Levant, de tout le Proche-Orient, et même du monde arabo-musulman dans son ensemble, a été étouffée par une série de fléaux : nationalismes turc puis arabe, islamismes chiite et sunnite. La fin de la république des mollahs ne ramènera pas nécessairement à elle seule la paix et le cosmopolitisme d’autrefois, mais elle pourrait y contribuer.
On se souviendra du soutien, explicite ou non, de la gauche au régime islamiste, comme de l’une des plus grandes infamies de son histoire. Plusieurs choses l’expliquent. Tout d’abord, chez certains, cette mièvrerie que j’ai évoquée dans Le Procès de la chair, ce déni de la violence inhérente à notre vie (dont elle est la parente étymologique), cette violence qu’il faut dompter mais qu’on ne saurait complètement éliminer. Cela va bien au-delà de la gauche : pour bien des gens, la guerre est à refuser à tout prix. Il est facile à ceux pour lesquels la dernière grande « guerre » fut celle livrée contre le coronavirus, de penser que la guerre, la vraie, est une chose du passé, une forme de barbarie à laquelle les civilisés ne doivent sous aucun prétexte s’adonner à nouveau. Les Ukrainiens ne pensent pas ainsi. Et il suffit de voir Les Graines du figuier sauvage, le chef-d’œuvre de Mohammad Rasoulof, pour comprendre que les Iraniens, les Iraniennes surtout, non plus : il est des moments où la violence seule est légitime, où l’on tue, oui, où crier « Mort au tyran » vaut mieux que de le faire passer en jugement.
Toutefois, la gauche, en n’approuvant pas la « solution militaire », donne implicitement un blanc-seing à une autre violence, bien plus grande. La mièvrerie, ici, se fait le soutien de la plus absolue des cruautés. Cela n’est guère étonnant : la gauche politique a presque systématiquement agi de la sorte, absolvant de leurs crimes un grand nombre de puissants psychopathes. Une gauche antitotalitaire a existé, mais, comme le déplorait Léon Blum dès 1946, elle fut sans cesse victime du « qu’en-dira-t-on » de l’autre, plus influente. D’ailleurs, c’est en fait bien avant, dès la Révolution française, que cette querelle a commencé, car l’on trouve à cette époque des gens de gauche, des révolutionnaires radicaux, pour dénoncer la mentalité terroriste, mais ils étaient minoritaires et persécutés : Gracchus Babeuf, le premier, dans un ouvrage paru après thermidor, évoquait le « populicide » mené par Carrier à Nantes, par les colonnes infernales en Vendée. De cette intuition-là, méfiante envers l’État et la brutalité politique, chérissant la liberté et non l’uniforme égalité, est venue toute la tendance utopiste et anarchiste qui a nourri une partie de la gauche européenne, américaine même, jusqu’aux années 1960. C’est la gauche dans laquelle je me reconnais mais c’est toujours aux marges de la politique que cette tendance s’est tenue – au-delà, souvent, de la politique proprement dite.
Autre chose explique l’attitude présente de la gauche. C’est qu’elle ne comprend pas, et ce, presque par définition, le théologico-politique, c’est-à-dire le nœud de relations assujettissant mutuellement – ou libérant l’une par l’autre – la théologie et la politique. Cette incompréhension tient au matérialisme qui prévaut dans ses rangs, et il est significatif à cet égard que l’on trouve dans ceux de la gauche libertaire et utopiste davantage de « spiritualistes », de penseurs religieux quoique hétérodoxes, de gens pour lesquelles les forces inconnues et mythiques de l’existence ne sont pas de simples superstructures.
L’autre gauche, celle qui domine dans son camp pour des raisons tout à fait logiques (il est plus facile d’exercer le pouvoir quand on en vénère le principe), partage d’ailleurs sa vision matérialiste du monde avec une bonne partie de la droite. Il y a longtemps, certains voyaient déjà dans le maurrassisme une forme de marxisme inversé : Maurras, comme Marx, était un incroyant et un idolâtre du politique. Le résultat est à peu près le même, seules changent les alliances et la définition du principiel : la classe ou la nation. Curieusement, la droite libérale et conservatrice, celle qui ne croit qu’en l’argent, est presque plus marxiste que maurrassienne : aux États-Unis, elle s’imagine pouvoir s’allier aux fanatiques évangéliques en restreignant leur furie ; elle ne mesurera jamais – ou alors, il sera trop tard – la force du religieux. Netanyahou a fait de même en Israël, mélange d’opportunisme égoïste et d’aveuglement matérialiste, « maurrassien » ou conservateur-libéral, tout cela à la fois sans doute. Mais pour quiconque croit à ce qu’un ancien président de la République appelait « les forces de l’esprit », le théologico-politique est une question aussi aiguë et plus cruciale que celles de l’armement, du déficit budgétaire, de la croissance ou du réchauffement climatique. Force est de reconnaître qu’il n’y a pas grand-monde à gauche pour le comprendre – et à peine davantage à droite.
Il est aussi possible, disons-le, que la gauche ne comprenne en fait que trop bien cela : derrière l’islamo-gauchisme stratégique de la si mal nommée « France insoumise », s’exprime peut-être un désir plus profond, je ne sais quelle quête d’absolu ou de néant religieux.
Et pourtant, même d’un point de vue matérialiste – et radical –, il est possible d’appréhender l’élimination des mollahs comme un devoir tactique sinon sacré. Marx écrit à la fin du Manifeste du Parti communiste : « En Allemagne, le parti communiste lutte d’accord avec la bourgeoisie, toutes les fois que la bourgeoisie agit révolutionnairement, contre la monarchie absolue, la propriété foncière féodale et la petite bourgeoisie. Mais jamais, à aucun moment, ce parti ne néglige d’éveiller chez les ouvriers une conscience claire et nette de l’antagonisme profond qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat, afin que… les classes réactionnaires de l’Allemagne une fois détruites, la lutte puisse s’engager contre la bourgeoisie elle-même. » Dans la situation présente, cela signifie que les dettes de Netanyahou, et même celles de l’État d’Israël, devront être réglées. Elles le devront, mais plus tard. C’est selon ce même principe que les communistes et socialistes français se sont alliés, non seulement à des libéraux et à des conservateurs, mais même à des monarchistes et à des partisans plus ou moins repentis de la « Révolution nationale » afin de former une Résistance forte et diverse. Si la bourgeoisie bien-pensante de la décennie précédente avait indignement scandé que « mieux valait Hitler que le Front populaire », cette gauche savait, elle, que certains maurrassiens valaient mieux que Hitler et ses collaborateurs français, fussent-ils, ces collaborateurs, d’anciens communistes et socialistes.
Il y a toutefois plus important. C’est que, d’un point de vue théologico-politique, mais aussi mythique, il y a un sens suprême à ce que la fin des mollahs, la fin d’un régime totalitaire de soumission cléricale, soit rendue possible par une armée juive.
Tout d’abord, et je dois hélas rendre à Netanyahou la paternité de cette idée, Cyrus fut le libérateur des Juifs exilés ; aujourd’hui, les Israéliens offrent à ses héritiers l’occasion de regagner leur gloire d’antan. La rime est élégante.
Ensuite, on peut être hostile à la théocratie, et un Juif devrait toujours l’être, sans être irréligieux. La théocratie – gouvernement des prêtres et emprisonnement du divin dans les limites de la politique – me semble même le contraire de la religion authentique. Ainsi, la tentation théocratique qui travaille l’État des Juifs est à mes yeux l’autre face de son irréligion, du sécularisme à la Herzl et à la Nordau. Or, fort heureusement, un autre sionisme existe, un sionisme spirituel, ni théocratique ni à proprement parler laïque, celui d’Ahad Ha-Am, d’Aharon David Gordon, de Buber et de Scholem. Quand on adhère à ce sionisme-là, on comprend que derrière la victoire probable de l’armée israélienne et le possible anéantissement de la théocratie iranienne, se joue bien plus qu’une partie de cartes géostratégique. Il s’y joue bien plus que ce que le gouvernement israélien actuel – gouvernement d’extrême-droite, dont certains des ministres sont, comme leurs ennemis iraniens, des théocrates avoués – et bien plus que ce que les chefs de l’armée et du renseignement – qui, eux, sont encore majoritairement de gauche et laïques – accomplissent en toute conscience.
Car en dépit de la tentation théocratique qui voudrait elle aussi soumettre Israël, la révolte religieuse est au fondement de la conscience hébraïque. Le jeune Abram, dans ce qui est aujourd’hui l’Irak ou la Turquie, l’« Our des Chaldéens », brise les idoles de son père et se voit pour ce geste traduit devant le tyran de Babel, Nemrod, père de tout empire et de toute idolâtrie. Jacob lutte contre un « ange » afin de devenir ce qu’il doit être : Israël. Et l’ange de lui dire : « tu as lutté avec des dieux et des hommes, et l’as emporté ». Les polémistes de l’islam, au Moyen Âge, voyaient dans ce blasphème la preuve d’une falsification juive des Écritures ! À leur tour, les descendants de Jacob et d’Abram, pendant la dernière nuit qu’ils passent en Égypte, accomplissent un sacrifice audacieux et impie, geste rappelé chaque année durant la soirée pascale : au mépris des règles habituelles du sacré, ils mangent entièrement leur offrande, les pieds chaussés et non pas nus, comme pour s’ériger au rang de la divinité et dire, avec le psalmiste, que l’homme est à peu près l’égal des dieux. De cette impiété surgit leur salut, et de là vient que Dieu, leur dieu, dit que cette nuit, il a « jugé tous les dieux de l’Égypte ». Il l’a fait, si l’on peut dire, en libérant ses affranchis de la soumission aux fatalités divines et humaines. Le blasphème est coextensif au judaïsme. Joint au refus spartiate de s’agenouiller devant le Grand Roi, le souverain des Perses, au cri de « liberté » poussé au cap Mycale par Léotychidas, voilà en somme d’où découle, par-delà le cas juif, la tradition blasphématoire de l’Occident. L’on pourrait avancer que jusqu’à Pasolini en passant par Dante, Rabelais et William Blake, elle est aussi sa tradition religieuse.
Un Mollahstan juif, ai-je écrit plus haut. Voilà en effet ce qu’il en serait si les rêves de nos propres fanatiques devenaient la réalité d’Israël. Leurs mollahs juifs siégeraient dans un Sanhédrin restauré, aussi kitsch que leur temple de carton-pâte. La peine de mort serait exercée fréquemment et de façon atroce – y compris contre nos blasphémateurs, nos mécréants, nos homosexuels : cette tradition d’audace et de révolte dont je parle, une autre tradition la combat sans cesse, cherchant depuis toujours à la rejeter hors des frontières du judaïsme. Cette fois, c’est celle qui triompherait. Les Gentils, tolérés, seraient traités en dhimmis, ou pire encore. Les « polythéistes » parmi eux (cela inclurait les chrétiens) seraient chassés, forcés à renoncer à leur foi ou tués. Et nos fêtes seraient changées en orgies de sacrifices, insensées hécatombes en un temps de mégapoles, d’élevage industriel et d’intelligence artificielle. Seulement, cela n’est encore qu’un rêve, pour nous un cauchemar, celui du Troisième Temple de Yishai Sarid. Or nous sommes assez prévenus par ce prophète et par d’autres pour ne pas nous laisser duper. Si Israël triomphe des mollahs, il n’y aura plus de place en son sein pour ceux qui leur ressemblent.
J’ai parmi mes amis un homme d’un courage exceptionnel. C’est un savant iranien, ennemi des mollahs, qui a dû fuir son pays à cause des persécutions qu’il y subissait, et qui vit désormais à New York. Cela fait des mois que nous évoquons régulièrement l’éventualité d’une guerre entre le régime islamiste et Israël. La seule chance, m’a-t-il soutenu une fois, de vaincre la menace que ces scélérats font planer sur le monde, est « d’éliminer leurs chefs, de bombarder leurs infrastructures militaires et nucléaires, de couler leur marine ». Nous y sommes, marine mise à part. Un singulier hasard nous fit nous rencontrer vendredi matin dans un café de notre quartier, quelques heures après le début des opérations militaires israéliennes : une ombre d’optimisme se laissait pour la première fois déceler dans ses propos et sur son visage. Moi qui suis pessimiste par nature et presque par principe, j’en fus impressionné, quoique je n’imagine pas les Iraniens vivant sous les bombardements partager le contentement – sinon le plein enthousiasme – de mon ami. Il en va sans doute de même de bien des Israéliens : la perspective d’une bombe atomique encore inexistante, qu’elle soit proche ou lointaine, ne pèse pas lourd face à l’immédiateté de la guerre et des missiles. Et pourtant, les Israéliens sont unis derrière leurs soldats, et l’on a aussi entendu des Iraniens crier « Mort à Khamenei » quand le ciel de Téhéran, sous leur regard, s’illuminait du feu des bombes israéliennes.
Je demandai à mon ami si nous irions ensemble visiter Persépolis et Kermanchah. « Inch’Allah », m’a-t-il répondu comme un Juif le ferait, les yeux au ciel en un mélange de ferveur et de blasphématoire ironie. Comme pour me dire qu’en vérité, c’était maintenant aux hommes, et non à quelque dieu-idole, de le vouloir.